• Médias
  • Archives
  • Evêque émérite
  • Lettre pastorale 2021 - Espérer encore aujourd’hui

Lettre pastorale 2021 - Espérer encore aujourd’hui

Chers frères et sœurs,

 

Depuis environ un an nous avons tous été malmenés par la pandémie de la Covid-19, que ce soit dans nos vies personnelles, celles de nos familles à Maurice et ailleurs, dans notre société et dans le monde. La crise sanitaire continue à un rythme soutenu, toujours imprévisible. Et l’on s’attend à ce que ses effets économiques et sociaux soient encore bien pires que ce que nous pouvons ressentir actuellement. Une grande incertitude nous étreint par rapport à l’avenir. Il devient difficile de faire des projets. D’autant plus que les perspectives ne sont pas bonnes : beaucoup de personnes se retrouvent déjà sans travail et il faut prévoir la possibilité de pertes d’emplois de plus en plus nombreuses. Ce qui entraînera une baisse sensible dans notre niveau de vie. Cet attentisme est inconfortable, peut-être même déprimant. De fait, de plus en plus de personnes souffrent de troubles psychologiques ou psychiatriques, des couples se séparent, on entend même parler de tentatives de suicide. Pour pouvoir continuer coûte que coûte le voyage de nos vies respectives, nous avons tous besoin d’être soutenus et en même temps nous devons ouvrir nos cœurs à la solidarité.

 

Pris dans cette crise mondiale, notre pays a réussi grâce aux efforts du gouvernement à se maintenir « Covid safe », à poursuivre les grands travaux d’infrastructures et à limiter le chômage grâce à différents types de soutien financier aux salariés comme aux entreprises (grandes et petites). Ces efforts méritent vraiment d’être salués avec reconnaissance.

 

En même temps que cette réussite dans notre manière d’affronter la Covid-19, des traces de corruption, voire de violence, sont apparues récemment dans plusieurs secteurs. C’est comme si notre pays n’était pas seulement confronté à la pandémie sanitaire mais qu’il était aussi atteint par une autre épidémie aussi virulente, celle de la corruption. Cette maladie plus pernicieuse encore que la Covid-19 est comme un cancer qui répand une appréhension diffuse, affaiblit le moral et mine la confiance dans l’avenir. Et ce, à un moment où, au contraire, nous avons besoin de nous serrer les coudes pour travailler ensemble pour le bien commun.

 

Si avec détermination et une vraie motivation patriotique, nous avons réussi jusqu’ici à nous protéger de la Covid-19, pourquoi ne sommes-nous pas capables d’engager la même énergie, les mêmes moyens pour préserver notre société du fléau de la corruption ?

 

Au milieu de tous ces bouleversements nous, croyants ou non-croyants, cherchons un sens à ce qui nous arrive. Plusieurs questions nous taraudent : quelles sont les interpellations qui émergent à travers ces épreuves ? Saurons-nous accueillir les appels qui résonnent au cœur de la tempête ? Par exemple, nous demander si notre style de vie est toujours soutenable, assez attentif à la dignité des plus pauvres, assez respectueux de la nature, assez solidaire ? Quelle lumière, quel message peut nous offrir la Parole de Dieu au milieu de cette crise ?

 

Pour nous aider dans cette recherche de sens et de sagesse, je vous propose de relire notre expérience actuelle à la lumière du récit biblique d’une autre crise, celle de l’Exil du peuple juif à Babylone, environ 600 ans avant Jésus Christ. Cet exil a été pour les Juifs de l’époque une crise politique et sociale d’envergure, mais il a aussi déclenché une profonde crise de leur foi : Dieu avait-il abandonné son peuple ? A cette époque, les prophètes Isaïe, Jérémie et Ezéchiel ont accompagné le peuple juif dans son épreuve, en l’aidant à puiser dans la Parole de Dieu, une lumière et une force pour repartir avec espérance.

 

Chapitre 1.

 

Vivre l’incertitude

 

Nous avons tous du mal à accepter cette pandémie qui est tombée sur nous à l’improviste, qui nous dérange et que nous n’arrivons pas encore à maîtriser. Nous ne savons pas quand ni comment le virus peut muter encore, quelles en seraient les conséquences et quelles seraient les meilleures parades, le cas échéant. Même par rapport aux vaccins, qui heureusement arrivent, il y a encore beaucoup d’interrogations. Malgré beaucoup de générosité et de compétence déployées dans la recherche comme dans la meilleure façon de rendre le vaccin accessible au plus grand nombre, il faut reconnaître que nous sommes encore à nos premiers balbutiements.

 

Quant aux conséquences économiques et sociales de la crise sanitaire, il semble plus difficile encore de les prévoir. Par exemple, comment faire redémarrer les différents secteurs économiques ? Que deviendra notre industrie touristique, pourra-t-elle s’adapter à la nouvelle situation ? Et l’industrie sucrière et le textile ? Saurons-nous redémarrer en prenant du recul pour ne pas répéter les erreurs du monde d’avant, avec une attention particulière aux besoins des plus pauvres, et à la protection de notre environnement ? Par ailleurs, quelle tournure prendra notre système d’éducation après les chocs que lui aura fait subir la Covid-19 ? Devrons-nous changer notre calendrier scolaire ? Si oui, au prix de quel bouleversement dans la vie des familles, la vie sociale ? Devrons-nous revenir au système d’avant ou profiter de l’occasion pour développer des filières et des pédagogies plus en phase avec les besoins du pays et les aspirations de nos jeunes ?

 

Ce type d’interrogation se multiplie. On sent une certaine fébrilité dans l’air. Nous ne souhaitons pas rester longtemps dans l’expectative, nous cherchons des objectifs clairs pour pouvoir prendre un nouveau départ. C’est le moment ou jamais d’initier un vrai dialogue entre les autorités de l’Etat et les représentants de la société civile. Or ce dialogue peine à s’installer - du moins sur les questions économiques. C’est dommage car il est essentiel pour l’avenir du pays.

 

Le choc qui nous bouscule est plus profond qu’on ne le pensait. Mais en même temps, ce choc peut être l’occasion d’une remise en question qui stimule la créativité. Une créativité qui ne soit pas seulement attentive à la dimension quantitative (retrouver le taux de profit et le niveau de vie d’antan) mais qui se préoccupe aussi de la qualité de la vie humaine au travail, en famille, dans l’éducation, dans la société. Et ce, avec la conviction qu’une qualité de vie peut très bien cohabiter avec un style de vie plus sobre, une solidarité plus active envers les pauvres et un plus grand respect de l’environnement.

 

Assumer la réalité

Que peut nous apporter l’expérience des Juifs en exil à Babylone, confrontés eux aussi à une grave crise sociale ? A cette époque, la ville de Jérusalem était assiégée par le roi de Babylone. L’armée ennemie était beaucoup plus puissante que celle de Jérusalem, et les Juifs n’avaient aucune chance de s’en sortir. Mais le roi des Juifs et ses conseillers ne veulent pas se rendre, ils n’acceptent pas que la Ville Sainte puisse être détruite par les Babyloniens. Le temps passe et la position du roi des Juifs est de plus en plus difficile à tenir. Une fébrilité règne à Jérusalem. Certains préconisent de confronter directement le roi de Babylone en comptant sur une protection spéciale de Dieu pour son peuple. D’autres proposent de fuir en Egypte où l’on pourrait trouver du renfort.

 

Le prophète Jérémie, consulté par le roi, invite au contraire à assumer lucidement l’infériorité militaire évidente des juifs. Il propose de se rendre à Nabuchodonosor pour préserver des vies humaines, de partir en exil à Babylone et de s’y établir. Jérémie insiste qu’il est plus sage d’accepter la réalité telle qu’elle est, de reconnaître sa vulnérabilité. En assumant l’épreuve ensemble, quelque chose de nouveau, d’inattendu peut émerger de la crise. Le prophète n’est pas écouté. Le roi s’entête et décide d’affronter seul l’armée de Nabuchodonosor. Survient alors le désastre : la ville est détruite, le temple est saccagé et brûlé, le roi est tué et une grande partie du peuple est envoyé en exil.

 

Comme les autorités de Jérusalem à l’époque, nous aussi pouvons avoir de la difficulté à prendre toute la mesure de ce qui nous arrive. Quelque part, nous abritons une espèce de conviction consolante selon laquelle il n’est pas possible qu’avec tous les progrès de la science et de la médecine, nous ne puissions pas arriver à contrôler ce petit virus et à redresser notre économie. Nous attendons le vaccin comme un Messie, nous l’envisageons comme une sorte de baguette magique qui pourrait tout régler d’un coup. Ainsi, nous imaginons l’épisode Covid-19 comme une parenthèse désagréable, un cauchemar qui va passer. Et la vie pourrait reprendre comme avant.

 

Or, sans perdre confiance dans les avancées technologiques modernes, il faut bien se rendre à l’évidence que tout cela prendra plus de temps qu’on ne le pensait.

 

Faire confiance à la vie

Profitons de la crise pour nous entraider à assumer notre vulnérabilité et à vivre avec l’incertitude. La vie elle-même n’est-elle pas plus importante que tout le confort avec lequel nous avons pris l’habitude de l’habiller ? Pour vivre heureux en ces temps incertains, contentons-nous de moins, vivons l’instant présent avec simplicité, faisons confiance à la vie malgré toutes les contraintes et toutes les appréhensions qui font notre quotidien. La vie garde toute sa valeur même en temps d’épreuve. Ne nous agitons pas. “Qui d’entre vous d’ailleurs, nous dit Jésus, peut en s’inquiétant ajouter une seule coudée à la longueur de sa vie “ (Mt. 6, 27).

 

Par ailleurs, ce temps de crise et de longue attente peut être aussi propice à des partages plus en profondeur en famille, entre amis ou collègues. Qu’est-ce qui me fait tenir en ce temps d’épreuve ? Ou au contraire, qu’est-ce qui m’ébranle ? Ce genre de partage peut donner naissance à des soutiens mutuels précieux. C’est l’occasion de se mettre ensemble pour réfléchir sur les vrais défis humains qui émergent de la crise.

 

Taraudés par toutes ces incertitudes et par les questions qui vont avec, nous sommes conduits à reconnaître que ce temps inconfortable pourrait aussi être un temps de grâce où les vraies questions du sens de la vie remontent à la surface et cherchent réponse. Nous serions alors dans de bonnes dispositions pour accueillir la parole de Dieu et la lumière qu’elle jette sur la vie humaine et sur le sens de notre pèlerinage sur terre. L’écoute de la Parole de Dieu nous apaise, nous rend plus confiants pour affronter la suite.

 

 

Chapitre 2.

 

Vers une Religion du cœur

 

Plus la crise dure, plus elle est difficile à vivre. Nous avons l’impression de nous enfoncer toujours plus loin dans un désert. Et nous ne savons pas quand nous pourrions en sortir. Alors nous pouvons nous laisser aller à regretter le passé : « comme c’était mieux quand nous avions notre confort, quand l’économie était prospère, quand nous étions libres de voyager et pouvions nous payer de petits loisirs... ». Nous sentons alors monter en nous ce désir fou qu’une solution rapide soit trouvée. Nous ne pouvons plus attendre. Il faut à tout prix arriver à contrôler ce virus et retourner à la normale.

 

Cette réaction, qu’on peut comprendre, est en fait une tentation qui revient plus ou moins fort selon les circonstances. C’est une tentation car elle nous éloigne de la réalité et nous aveugle sur les opportunités que cette réalité contient. Elle anesthésie notre courage. D’où la nécessité de rester lucide et de ne pas tomber dans le piège.

 

Dieu avait-il abandonné son peuple ?

Encore une fois, l’expérience du peuple juif en exil à Babylone peut nous aider à avancer.

 

Pour les Juifs de cette époque, l’exil était comme la fin d’un monde. La ville de Jérusalem, considérée comme un don de Dieu, avait été détruite par les Babyloniens ; il n’y avait plus de temple, plus de culte, ni de prêtres qui officiaient. Il n’y avait plus de roi non plus, et avec lui toute l’organisation monarchique de la nation avait disparu. Les différentes institutions qui structuraient le peuple et lui donnaient son identité s’étaient écroulées. Pire encore, liée à cette crise de société, une crise de foi secouait le peuple juif : Dieu avait-il abandonné son peuple ? N’habitait-il plus le Temple ? N’était-il plus derrière le roi pour le soutenir ?

 

Le prophète Jérémie invite le peuple à ne pas vivre dans la nostalgie du faste royal d’antan et des grandes liturgies du temple. Elles étaient belles et avaient le mérite de rassembler le peuple dans un même élan mais elles avaient aussi leurs limites, en particulier celle de tomber un peu dans le spectaculaire au détriment de l’intériorité.

 

C’est ainsi qu’à la faveur de l’exil, le prophète Jérémie invite le peuple à développer une relation personnelle avec Dieu dans un dialogue « cœur à cœur ». Il insiste sur l’écoute de la Parole de Dieu qui avait été quelque peu négligée au milieu des fastes du Temple. De son côté, le Prophète Isaïe aide les exilés à relire l’histoire de leur sortie d’Egypte et de leur traversée du désert. Ils prennent conscience que la tragédie de leur déportation ne veut pas dire que Dieu abandonne son peuple, mais au contraire qu’Il se fait proche d’eux dans leur épreuve.

 

Une liberté inattendue

Dieu conduit ainsi son peuple de façon inattendue vers une plus grande liberté. Cette liberté, ils la croyaient acquise une fois pour toute quand ils avaient été libérés de l’esclavage et avaient conquis la Terre Promise. Mais ils découvrent que la vraie liberté est plutôt une liberté intérieure qui va au-delà de la liberté politique. Chemin faisant, le peuple prend conscience que son Dieu ne manifeste pas sa puissance en le comblant de richesses matérielles, en assurant au roi la victoire sur ses ennemis, ou en le gardant sur le trône. Au contraire la vraie puissance de Dieu c’est sa grande capacité d’aimer.  Le peuple réalise alors que son bonheur, sa dignité, ne dépendent pas de son succès politique ou de sa richesse mais réside plutôt dans le fait d’être aimé gratuitement et d’aimer en retour, en vivant comme des frères dans la solidarité et la simplicité.

 

L’expérience des Juifs exilés à Babylone peut-elle nous aider à chercher comment traverser au mieux la tourmente de la Covid-19 ? Avec la pandémie, le monde a dû arrêter sa course mais le confinement n’a pas éteint la Parole. Pour nous guider, la Parole de Dieu peut beaucoup nous apporter. Déjà, plusieurs personnes en font l’expérience individuellement ou en groupe. C’est pourquoi je recommande instamment que pendant ce carême, les chrétiens prennent ou reprennent l’habitude de se réunir en petites cellules de voisins ou d’amis pour écouter la Parole de Dieu. A sa lumière, nous pourrons entendre les appels qui retentissent à travers la crise, découvrir les opportunités qu’elle nous offre.

 

La crise, un « eye opener »

Relire notre histoire à la lumière de la parole de Dieu est un exercice salutaire qui ouvre nos yeux sur notre suffisance, nos faiblesses, nos péchés ; mais cela ouvre aussi devant nous de nouvelles perspectives et réveille en nous le désir de prendre une nouvelle orientation.

 

La crise sanitaire et économique n’est pas une punition divine, mais elle peut être un « eye opener ». Notre « vie d’avant » avait l’air d’aller de soi et de devoir durer.  Aujourd’hui sa fragilité apparaît. Sur quoi avions-nous construit notre « vie d’avant » ? Avions-nous misé sur la course à l’argent comme source de bonheur et solution à tous les maux ? Avions-nous pensé pouvoir combler notre vide intérieur en nous étourdissant dans des loisirs dernier cri, de plus en plus coûteux et quelque fois de plus en plus dangereux ? Nous sommes-nous souciés des inégalités criantes qui s’étalent sur notre petit territoire par rapport au logement, à l’éducation, à l’accès à l’emploi, aux loisirs ? Ou avons-nous pensé que le monde était ainsi fait et que toute interpellation dans le sens d’une économie plus inclusive et plus attentive à la grande pauvreté n’avait, de toute façon, aucune chance d’aboutir à un résultat concret ? Avons-nous cherché à rencontrer au moins un pauvre ou une famille pauvre, non pas pour en devenir « le bienfaiteur », mais simplement pour mieux se connaître, découvrir ce qu’il vit vraiment, s’apprécier mutuellement, devenir frères, sœurs ? Avons-nous fermé les yeux sur des passe-droit, des discriminations, des actes de corruption, en nous disant que ces choses sont inévitables ? Avons-nous cherché à rencontrer l’étranger, à apprécier la culture de celui ou celle qui n’est pas de mon milieu ou de la même communauté ? Ou sommes-nous restés poliment imperméables à tout échange vraiment humain, manquant ainsi l’occasion de devenir artisans de paix ?

 

Bâtir sur le roc

L’écoute de la Parole de Dieu peut nous conduire à reconnaître que nous avions tendance à construire notre maison sur du sable et que le Seigneur profite du choc de la pandémie pour nous inviter à nous ressaisir et à chercher un roc plus solide sur lequel fonder notre vie. Il nous invite à ne pas trop nous appuyer sur nos richesses, nos diplômes ou notre réputation pour nous assurer une vie respectable. Notre dignité ne repose pas sur des choses aussi fragiles et fluctuantes. Elle repose plus simplement sur l’amour indéfectible que Dieu nous porte, peu importe nos failles, nos faiblesses, notre péché. Notre sécurité repose sur le simple fait que nous avons de la valeur aux yeux de Dieu, nous sommes aimés et aimés gratuitement comme ses enfants.

 

A travers cette crise le Seigneur nous parle. Il nous réveille à la réalité de cet amour qui fonde notre vie. Il ne veut pas nous enfoncer dans un sentiment de culpabilité. Il cherche plutôt à nous tendre la main pour nous relever, nous rendre plus libres. Il nous invite à vivre avec lui une relation d’amitié personnelle où l’on peut partager nos doutes, nos révoltes, nos peurs, une relation où l’on se fait confiance et où l’on est disposé à se laisser conduire. Faire confiance et chercher à rencontrer vraiment ce Dieu qui vient vers nous au milieu de cette crise, c’est cela la « religion du cœur », celle que Jérémie proposait aux exilés pour sortir grandis de leur épreuve.

 

Ce « cœur à cœur » avec Dieu nous libère vraiment. Il fait de nous non pas simplement des chrétiens pratiquants mais des « chrétiens de cœur » qui vivent leur vie de famille, leur responsabilité au travail, leur vie sociale et de citoyen, avec une générosité créative, un esprit de service, une joie, une ouverture fraternelle. Aujourd’hui il y a tant besoin d’hommes et de femmes de cœur. Les enjeux sont colossaux. L’heure est propice. Notre pays est comme un désert qui a soif de justice et de paix. Voudras-tu te joindre à ceux et celles qui veulent bâtir sur le roc ? Être semeur de justice ? Construire des ponts ? Devenir artisan de paix ?

 

 

Chapitre 3

 

Une Nouvelle Alliance

 

L’appel à vivre comme des « chrétiens de cœur » résonne profondément en nous. C’est une perspective que nous sentons juste et qui nous attire, surtout en ce temps de pandémie et de dégradation économique où l’appel à la solidarité se fait plus pressant. Cependant, il arrive que nous ressentions aussi une certaine lassitude par rapport à ce genre d’interpellation. On entend souvent des remarques comme, « ça m’intéresse, mais je n’arrive pas à me décider ». Ou « si je me mets en marche, cela ne dure pas longtemps ; les vieilles habitudes, les vieux réflexes reprennent le dessus ». Le prophète Jérémie, en son temps, a lui aussi rencontré des réactions semblables. Par exemple, pendant le siège de Jérusalem, le roi aimait l’écouter. Il le convoquait en secret. Mais le roi n’était pas libre, il n’avait pas le courage de passer à l’acte. Cela nous conduit à la question de fond : où trouver l’élan pour démarrer ? Où trouver le souffle pour tenir la distance ?

 

C’est sans doute pour répondre à cette interrogation fondamentale que Jérémie, inspiré par l’Esprit, nous a donné cette grande prophétie de la Nouvelle Alliance, un des sommets de tout l’Ancien Testament (Jer. 31, 31 - 34).  « Voici venir des jours – oracle de Yahvé – où je conclurai avec la maison d’Israël (et la maison de Juda) une alliance nouvelle. Non pas comme l’alliance que j’ai conclue avec leurs pères, le jour où je les pris par la main pour les faire sortir du pays d’Egypte – mon alliance qu’eux-mêmes ont rompue bien que je fusse leur Maître, oracle de Yahvé ! Mais voici l’alliance que je conclurai avec la maison d’Israël après ces jours-là, oracle de Yahvé. Je mettrai ma Loi au fond de leur être et je l’écrirai sur leur cœur. Alors je serai leur Dieu et eux seront mon peuple. Ils n’auront plus à instruire chacun son prochain, chacun son frère, en disant : « Ayez la connaissance de Yahvé ! » Car tous me connaîtront, des plus petits jusqu’aux plus grands – oracle de Yahvé – parce que je vais pardonner leur crime et ne plus me souvenir de leur péché ».

 

Cette prophétie, l’Esprit l’a fait jaillir du cœur d’un homme au moment où son peuple vivait une crise majeure. Du fond de sa souffrance et de la détresse de son peuple, Jérémie a su exprimer l’espérance inattendue que lui inspirait la fidélité de Dieu envers ses enfants égarés.

 

La nouveauté de la Nouvelle Alliance

Elle vient du fait qu’au cœur même de l’Alliance scellée depuis longtemps entre Dieu et son peuple, un nouveau type de relation émerge. Au début de l’Alliance au désert, les Hébreux avaient compris que Dieu tenait tellement à eux, qu’il les avait libérés de l’esclavage de l’Egypte et qu’il leur promettait qu’ils seraient désormais « son peuple, son bien propre parmi tous les peuples » (Ex. 19,5). En contrepartie, le peuple promettait d’écouter les paroles que Dieu avait données à Moïse sur la montagne, « tout ce que Yahvé a dit, nous le ferons, nous obéirons » (Ex. 24, 3 - 7). Et l’Alliance avait été scellée sur cette base. Le peuple hébreu est sous l’impression que la protection spéciale qui lui est promise par Dieu en tant que peuple choisi, dépend de sa fidélité à observer les commandements. Or, l’histoire du peuple hébreu est marquée par d’innombrables infidélités à l’Alliance, d’où sa hantise d’être puni ou abandonné de Dieu.

 

Ce qui est nouveau dans la Nouvelle Alliance annoncée par Jérémie, c’est que Dieu n’impose pas de conditions à son engagement envers son peuple. Même si l’Alliance a été rompue maintes fois par le peuple, Dieu, reste fidèle et sa fidélité s’exprime dans son pardon gratuit. Au cœur de la Nouvelle Alliance, il y a cet engagement : « je vais pardonner leur crime et ne plus me souvenir de leurs péchés » (Jer. 31, 34). L’Alliance n’est pas un « deal », elle est un engagement d’amour fidèle de Dieu envers son peuple.

 

Dans la Nouvelle Alliance, Dieu ne veut pas nous tenir par la peur mais nous gagner par l’amour. Dans ce pardon offert gratuitement sous des apparences de faiblesse se révèle la vraie puissance de Dieu. Celle-ci se manifeste discrètement comme un pardon murmuré à l’oreille, avec la main sur l’épaule, comme le pardon d’un père ou d’une mère qui rejoint son enfant dans sa peine. Malgré nos infidélités, le pardon de Dieu nous redonne confiance en nous-mêmes, nous libère et déclenche en nous un amour qui nous sort de nous-mêmes. Cette confiance nous pousse à partager la passion de Dieu pour le Salut et le bonheur de nos frères et sœurs humains. « La nouveauté de la Nouvelle Alliance c’est aussi le fait que ce pardon de Dieu, qui en est le cœur, n’est pas réservé au peuple juif seulement, mais s’étend aussi aux hommes et aux femmes de toutes les nations qui, eux aussi, sont des enfants de Dieu. Ils sont donc, eux aussi, appelés à bénéficier de la guérison qu’apporte le pardon de Dieu, et à participer 1a cette fraternité universelle, fruit de la Nouvelle Alliance » (Is. 42, 6-7 ; 49, 6). Alors, comme il est dit dans la Nouvelle Alliance, il n’est plus besoin qu’on nous rappelle la loi inscrite sur les tables de pierre, car celle-ci est désormais ancrée dans nos cœurs ; elle est devenue la boussole de nos vies.

 

Jésus, l’incarnation de la Nouvelle Alliance

La Nouvelle Alliance annoncée par le prophète Jérémie s’est manifestée en acte dans la vie de Jésus. Par sa manière de vivre comme par le don de sa vie sur la croix, Jésus a été l’incarnation historique de cette miséricorde, qui est au cœur de la Nouvelle Alliance.

 

Tout au long de sa vie publique, Jésus a montré concrètement comment son pardon n’est pas conditionné par notre repentir mais agit au contraire comme une force intérieure qui pousse à la conversion. Par exemple, au paralytique qui cherche sa guérison, Jésus dit contre toute attente et sans aucune condition : « tes péchés sont pardonnés ». Puis, pour montrer que son pouvoir de pardonner est réel, il guérit l’homme de sa paralysie physique. Cette guérison est voulue par Jésus comme un signe qu’il n’est pas venu pour nous guérir seulement de nos maladies mais aussi et surtout de notre péché, qui est en fait une sorte de paralysie qui nous empêche d’être libre. A la femme adultère que les scribes et les pharisiens veulent faire condamner par Jésus, il dit : « moi non plus je ne te condamne pas. Va et ne pèche plus ». Il fait confiance à la force du pardon qui va engendrer en elle une nouvelle vie.

 

Sur la croix, c’est toute l’injustice, la lâcheté, la violence humaine qui déferlent sur Jésus et l’accablent jusqu’à le faire mourir. Mais sur la même croix, c’est aussi l’immense puissance du pardon de Dieu qui discrètement s’affirme en réponse à cette avalanche de torture : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ». La croix, instrument de torture d’un innocent, devient par le pardon offert par Jésus, la source du salut des persécuteurs. C’est là, sur la croix que s’accomplit parfaitement la Nouvelle Alliance annoncée par Jérémie. « C’est là sur la croix que Jésus fait la paix entre les Juifs et les nations « détruisant la barrière qui les séparait… les réconciliant avec Dieu, tous deux en un seul corps ; par la croix, en sa personne, il a tué la haine » (Eph. 2, 14-16).

 

 

Faire mémoire de la Nouvelle Alliance

A chaque Eucharistie, nous faisons mémoire de cette Nouvelle Alliance. En effet, en passant la coupe à ses disciples au dernier repas, Jésus avait dit : « ceci est la coupe de mon sang, le sang de l’Alliance Nouvelle et éternelle, qui sera versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés ». Et il avait ajouté : « Faites ceci en mémoire de moi ». Par ces paroles, Jésus nous invitait à ne jamais oublier comment cette Nouvelle Alliance qui s’est accomplie sur la croix est la source de la libération à laquelle nous aspirons tous et qui nous rejoint aujourd’hui dans le quotidien de nos vies. Si nous nous réunissons régulièrement pour l’Eucharistie, c’est pour ne jamais oublier que notre dignité, notre sécurité et notre salut dépendent de cet acte fondateur posé en toute humilité par Jésus sur la croix. En communiant à son corps livré et à son sang versé, nous lui disons à la fois notre immense reconnaissance et notre désir de vivre de son amour et donner notre vie pour en témoigner.

 

Faire mémoire de la Nouvelle Alliance est la démarche fondamentale du chrétien. Nous sommes appelés à la renouveler solennellement à la fête de Pâques et à nous y préparer pendant le carême. Elle demande de l’humilité et du courage. Mais elle nous ouvre les yeux pour nous faire reconnaître en Jésus la pierre rejetée des bâtisseurs, mais devenue pierre d’angle, le roc le plus solide sur lequel nous pouvons construire non seulement notre vie personnelle, mais aussi la vie d’une société toute entière.

 

 

Chapitre 4

Servir la justice

 

Fonder sa vie sur le roc, c’est s’appuyer sur le pardon gratuit de Dieu révélé en Jésus pour se remettre debout dans la confiance. Nous retrouvons ainsi l’élan nécessaire pour reprendre avec patience et détermination la construction d’un monde plus fraternel. Sur ce chemin, notre boussole sera les valeurs de la Nouvelle Alliance incarnées par Jésus : la priorité donnée au bien commun sur les intérêts personnels, la solidarité, la miséricorde, l’engagement patient pour la paix sociale, la lutte pour la justice.

 

Pendant l’Exil, le prophète Isaïe a présenté aux Juifs déportés à Babylone, le modèle d’un serviteur appelé par Dieu en pleine crise pour être le témoin authentique du salut qu’il veut accorder non seulement à son peuple mais à toutes les nations. Je vous propose de faire connaissance avec ce serviteur, il peut nous éclairer dans notre recherche de sens et de sagesse au milieu de cette crise.

 

En temps de crise, se soucier du bien commun

Le serviteur au temps de l’exil a comme mission spéciale de « présenter le droit aux nations » et ce, fidèlement, sans faiblir ni céder (Is. 42, 1-4).

Le service qui lui est demandé n’est pas d’ordre religieux. Il a trait plutôt à un engagement dans la vie civile. Pourquoi cette insistance spéciale sur la justice sociale alors que le peuple est affligé par la déportation en terre étrangère ? Est-ce parce qu’au milieu de l’épreuve nous prenons davantage conscience que nous sommes tous également vulnérables et que nous devons être solidaires ? Est-ce pour nous avertir qu’en temps de crise, ce qui doit primer c’est le souci du bien commun, de l’équité et de la justice ?

 

Il est vrai qu’il n’est pas simple de bien gérer simultanément une crise sanitaire et économique de cette ampleur. C’est pourquoi je voudrais témoigner de ma reconnaissance envers les grands serviteurs de l’Etat comme envers les professionnels et les entrepreneurs au sein des différents secteurs économiques qui ont travaillé d’arrache-pied pendant la crise et qui continuent de le faire.

 

Malheureusement, il faut aussi déplorer le fait que sous des gouvernements successifs, il y a eu une tendance à nommer à certains postes des personnes pressenties pour leur aptitude à protéger des intérêts politiques partisans, plutôt qu’à veiller à l’intérêt général. Ce type de pratique révèle combien la corruption, pratiquée au goutte-à-goutte peut passer longtemps inaperçue, sans faire de bruit. Mais en temps de crise, elle finit par mettre en danger la sécurité d’une société tout entière. Tolérer de telles pratiques de corruption contribue à mettre le pays sur une pente glissante qui conduit au chaos. Déjà, le pays a commencé à glisser, si l’on en croit le diagnostic de la Banque Mondiale[1].

 

Cette corruption n’est pas seulement le fait de personnes qui acceptent de se laisser corrompre, mais aussi de celles qui prennent l’initiative de corrompre et le font systématiquement. Beaucoup disent qu’ils sont « obligés » d’y avoir recours pour obtenir un document, un permis auquel pourtant ils ont droit. Nous sommes même arrivés à corrompre le sens des mots : nous parlons de ces pratiques comme d’un « service » qu’on demande en échange d’autres « services » de même nature qu’on pourrait rendre en retour. Cette corruption du langage en dit long sur l’état d’esprit qui prévaut dans notre société. Et quand le bon exemple ne vient plus d’en haut, on peut imaginer le désordre à la base !

 

La crise nous secoue et nous réveille d’une certaine torpeur. Le temps est venu pour mettre en œuvre une tolérance zéro par rapport à la corruption. Il n’y va plus seulement du niveau moral de notre société, mais de sa survie. L’appât du gain facile, la soif insatiable de grandeur et de pouvoir sont comme des drogues dures qui ont des effets destructeurs. Car elles conduisent à ruiner des sociétés tout entières.

 

Du choc des idées jaillit la lumière

Nous sommes tous logés à la même enseigne, exposés aux mêmes dangers, vulnérables, sujets aux mêmes appréhensions. C’est le moment de se serrer les coudes et de marcher ensemble sur les chemins lumineux des valeurs humaines fondamentales. Nous avons besoin du point de vue des autres, de leur soutien moral, de leur collaboration. Une crise c’est un temps pour se rencontrer, se parler, s’écouter vraiment. Aucun individu ni aucun groupe ne peut prétendre avoir toutes les solutions. Laissons s’entrechoquer les idées car c’est de ce choc que peut jaillir la lumière.

 

Pour pouvoir traverser les turbulences actuelles, en sortir la tête haute, en assurant aux citoyens une vraie sécurité, il faut être solidaire. Je pense vraiment que l’intérêt bien compris du pays tout entier demande aujourd’hui que des personnes d’expérience et de compétences reconnues, provenant de tout bord et de toutes les composantes de la société mauricienne, puissent rencontrer les forces vives de l’Etat. Ce genre de dialogue ouvert a déjà eu lieu dans un passé récent et a porté du fruit. Si nous avons pu surmonter à plusieurs reprises les grandes difficultés économiques qui ont surgi chez nous depuis l’Indépendance, c’est bien grâce à ce genre de rencontre où des patriotes cherchaient ensemble l’intérêt supérieur du pays. Or il n’y a pas de raison pour que cela ne soit pas possible encore aujourd’hui.

 

Pour sortir gagnant d’une crise aussi grave que celle-ci, le pays a besoin non seulement de compétences techniques mais aussi et surtout de la sagesse et de la vision d’hommes et de femmes au grand cœur qui mettent le bien commun du pays au-dessus de tout intérêt personnel, qu’il soit économique ou politique.

 

 

Réveiller l’esprit civique

Se dévouer pour le bien commun n’est pas seulement la responsabilité de ceux et celles qui jouent dans la cour des grands. C’est aussi notre devoir à tous au niveau familial, scolaire, au sein de petites entreprises, d’ONG et d’associations de toute sorte. C’est pourquoi j’invite mes frères et sœurs mauriciens à réveiller l’esprit civique et patriotique qui sommeille en eux. Cela peut commencer par des initiatives simples comme promouvoir la pratique du tri des déchets à la maison et faire pression auprès des municipalités et district councils pour mettre à la disposition du public le matériel nécessaire. Ou simplement, ramasser ses propres déchets après une journée en famille à la plage. Nous pouvons aussi encourager les petites entreprises, soutenir ce qu’elles produisent localement, en leur procurant un marché, en leur faisant de la publicité.  Ou encore si nous plantons des légumes, respecter le bien commun demande de refuser de se servir de fertilisants ou de pesticides chimiques qui polluent nos rivières, nos lagons et tuent à petit feu les coraux de nos brisants.

 

Vivre la solidarité concrètement

Se dévouer pour le bien commun c’est aussi vivre la solidarité concrètement. De multiples initiatives dans ce sens ont déjà germé dans beaucoup d’endroits depuis le début de la crise. Je voudrais profiter de l’occasion pour féliciter et remercier chaleureusement tous ceux et celles qui, avec de petits ou de grands moyens, ont donné d’eux-mêmes pour apporter une aide de première nécessité ou pour soutenir le moral de voisins, de parents ou d’amis qui souffraient davantage de la crise. Cette belle solidarité vécue simplement à la base ranime l’espérance et donne du courage pour aller plus loin encore dans ce sens car la crise économique risque de s’aggraver. N’oublions pas que la solidarité pourrait devenir la seule bouée de sauvetage pour beaucoup d’entre nous. Partager nos provisions avec nos frères et sœurs qui peinent à garder la tête hors de l’eau, c’est déjà bien et il faut s’organiser toujours mieux pour cela. Mais la solidarité ne s’arrête pas là. Bien au-delà d’une aide financière, tant et tant de personnes ont besoin d’un appui humain, d’une oreille qui écoute, d’une main tendue pour passer un cap difficile.

 

Ce service, nous sommes appelés à le vivre fidèlement, humblement, comme le Serviteur du temps de l’exil, sans faiblir ni céder, sans crier ni élever le ton pour se faire entendre sur la place publique, avec délicatesse en veillant à ne décourager personne, « il ne brise pas le roseau froissé, il n’éteint pas la mèche qui fume » (cf. Is.42, 2-4).

 

Lutter contre le découragement

Celui qui lutte pour la justice et pour le bien commun n’est pas à l’abri de phases de découragement, ni même de persécution ou de railleries. Il arrive en effet que tout le travail fourni et l’énergie dépensée pour faire respecter le droit ne semblent pas porter beaucoup de fruits. Alors comme le Serviteur au temps de l’exil, nous pouvons penser : « C’est en vain que j’ai peiné, pour rien, pour du vent que j’ai usé mes forces » (Is.49,4). Pour remettre debout son Serviteur, lui redonner courage, le Seigneur l’invite à ne pas oublier combien cette lutte pour la justice répond à une grande attente chez les gens. Le Serviteur à son époque, comme chacun de nous aujourd’hui, a été choisi et envoyé par Dieu pour une mission précise, capitale, une mission qui a de la valeur à ses yeux et qui répond à l’attente des hommes.

 

Au-delà du découragement, ceux qui luttent pour la justice peuvent aussi être persécutés par ceux pour qui ils deviennent gênants. Au temps de l’Exil, le Serviteur avait subi la torture. Aujourd’hui, d’autres peuvent être mis à l’écart, discriminés, sans aucune perspective de promotion. Comment survivre dans ces cas-là ? Le Serviteur nous partage son expérience : « le Seigneur m’éveille chaque matin, Il éveille mon oreille pour que j’écoute comme un disciple. Le Seigneur m’a ouvert l’oreille, et moi je n’ai pas résisté, je ne me suis pas dérobé » (Is.50, 4-5).

 

Hier comme aujourd’hui, la Parole de Dieu écoutée par ceux qui peinent au milieu de la tempête les aide à tenir le cap car ils découvrent qu’il y a quelqu’un, Dieu lui-même, qui se tient fidèlement à leur côté. Et si nous avons été réconfortés par cette présence, nous pouvons aussi « apporter une parole de réconfort à celui qui n’en peut plus » (Is. 50). La Parole de Dieu est puissante : elle guérit, soulage, éclaire. Partagée fraternellement, elle crée un lien très fort entre ceux et celles qui luttent pour la justice, et renforce la détermination de ceux et celles qui travaillent ensemble pour le bien commun.

 

La mort féconde du Serviteur

La persécution du Serviteur au temps de l’Exil va aboutir à un procès injuste et à la condamnation à mort d’un innocent. Cela peut paraître à certains sceptiques comme le signe que ceux qui luttent pour la justice sont des rêveurs qui sont voués à l’échec. Les forces adverses sont trop considérables. Pour eux, lutter c’est peine perdue.

 

Mais le Prophète Isaïe nous rapporte que parmi ceux qui ont été témoins du procès inique et de l’exécution injuste du Serviteur, certains commencent à réfléchir. Il y en a qui sont mal à l’aise car ils sont restés silencieux devant cette persécution. Ils se demandent s’ils n’ont pas eux aussi une part de responsabilité. Peu à peu, ils sont conduits à reconnaître la terrible vérité : le Serviteur qui a été méprisé et persécuté pour le seul motif d’avoir insisté sur le respect du droit, était en fait innocent. C’est lui qui avait raison. La fin tragique du Serviteur n’était pas une punition divine comme certains avaient voulu le faire croire. C’était plutôt le parti pris des persécuteurs, pour qui les prises de position du Serviteur étaient gênantes, et la lâcheté des observateurs silencieux, qui ont jeté à terre un innocent. Et ceux qui étaient restés debout, se croyant victorieux finissent par se reconnaître les vrais coupables.

 

En relisant ces évènements, beaucoup sont aussi frappés par le silence, la douceur du Serviteur au fur et à mesure que le procès avance vers sa conclusion infâme. « Maltraité, il s’humiliait, il n’ouvrait pas la bouche, comme l’agneau qui se laisse mener à l’abattoir » (Is.53,7). En rétrospective, ils sont frappés par la force tranquille qui semblait émaner de lui. Et étrangement, ils ressentent cette force tranquille comme porteuse d’une vie nouvelle, comme source d’une guérison pour eux-mêmes, les vrais coupables qui n’ont pas été inquiétés.

 

Toute la tradition chrétienne a reconnu dans ce récit du Serviteur, une prophétie du Christ Jésus, « venu non pas pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude » (Mc 10, 45).

 

Cela nous rappelle comment la fidélité d’un homme au service du combat pour la justice, malgré tous ses échecs apparents, toutes les humiliations subies, n’est jamais inutile. Son témoignage reste dans les mémoires et nous interroge avec puissance, même à très grande distance dans le temps et dans l’espace. Il reste comme une semence jetée en terre et qui a dû mourir pour porter du fruit. C’est pourquoi tout citoyen qui se respecte et qui veut servir son pays, ne doit pas s’attacher à sa réputation médiatique ni au profit personnel qu’il peut engranger, ni au pouvoir qu’il peut acquérir, mais seulement au service loyal de la justice, au respect du droit et de l’intégrité. C’est là le seul héritage durable qu’il peut laisser à la postérité.

 

Conclusion : « Notre moment de Noé »

D’où peut venir l’espérance en ce temps de crise ? Paradoxalement, de la crise elle-même qui, à la lumière de la Parole de Dieu, peut devenir une source d’espérance inattendue, une sorte de « blessing in disguise ».

 

Le Pape François nous suggère que la pandémie pourrait être notre « moment de Noé ». En ce temps- là, il y avait beaucoup de corruption sur la terre. Or, Dieu prévient Noé que cette manière de vivre est arrivée à un tel degré de dégradation morale qu’elle n’est plus soutenable. Il y aura un déluge, tout va s’écrouler. Mais Dieu veut sauver l’humanité, c’est pourquoi il invite Noé à construire une arche, symbole d’un art de vivre plus sain, plus juste, plus durable.

 

Noé obéit et commence à construire son arche. Il s’y met de manière artisanale. Selon certaines traditions venant du Moyen Age, ses voisins, sa famille se moquent de lui, le trouvent extravagant, rêveur. Calmement Noé continue son travail à petite journée. Une fois l’arche terminée, il y fait entrer une paire de chaque animal vivant sur la terre. Il a beaucoup de mal à faire entrer sa famille qui trouve son arche inutile.

 

Pas plus tôt la famille et les animaux entrés dans l’arche, voilà que le déluge arrive et détruit tout sur son passage. Seule l’arche et ses passagers sont sauvés des eaux grâce à la sagesse et à l’humble persévérance de Noé.

 

Aujourd’hui beaucoup de voix s’élèvent pour nous prévenir que la Covid-19 marque pour l’humanité un moment de rupture avec le monde d’avant, comme un tournant historique. Il y a le sentiment que le monde matériel et la société des hommes ne pourront survivre si nous continuons avec un style de vie qui engendre une telle corruption, de telles inégalités, un tel gaspillage, un niveau de vie qui produit tant de déchets nuisibles et souvent ingérables. En même temps, la terre se réchauffe à un rythme inquiétant, les ressources naturelles s’épuisent et le nombre d’espèces animales diminue à vue d’œil. La nature elle-même est sujette à des convulsions terrifiantes.

 

La Covid-19 est venue nous secouer. Les consciences se réveillent. Nous sommes à un moment Noé. Alors, résonne un appel à imaginer et à mettre en œuvre un nouvel art de vivre plus attaché à une juste répartition des ressources, plus respectueux de la nature et plus ouvert aux plus pauvres. La prise de conscience est déjà avancée, l’invitation est là : construire une arche !

 

Pour la construire nous avons besoin les uns des autres. Personne ne se sauvera tout seul. Nous sommes tous également vulnérables devant les dangers de la Covid-19 comme devant ceux de la corruption. Seule la solidarité dans l’épreuve peut nous sauver du désastre et du désespoir. Et cette solidarité, Dieu est le premier à la nouer avec l’humanité. Dans l’épreuve, il ne nous abandonne pas. Il reste présent à nos côtés et nous indique la bonne nouvelle d’une arche qui nous attend pour nous conduire à bon port ?

 

N’ayons pas honte de commencer humblement comme Noé, même si dans un premier temps les gens se moquent de nous ou trouvent notre combat inutile. Faisons confiance à la force d’un témoignage humble mais déterminé comme celui de Noé, comme celui du Serviteur au temps de l’Exil, comme celui du Christ sur la croix et comme celui de tant d’hommes et de femmes de bonne volonté autour de nous. Ces hommes et ces femmes donnent priorité au respect du bien commun, s’engagent aujourd’hui dans la lutte pour la justice sociale, luttent pour la transparence et contre la corruption, pour la solidarité et contre les inégalités.

 

Les défis sont immenses.  Nous les relèverons ensemble, non pas par le témoignage de notre pouvoir, mais par le pouvoir de notre témoignage. Ce sont les humbles Noé d’aujourd’hui qui sont à la source de notre espérance.

 

+ Cardinal Maurice E. Piat

Evêque de Port-Louis

 

[1] Extrait d’interview de Ali Mansoor dans l’Express du 13 janvier 2021 : « Les indicateurs de gouvernance de la Banque mondiale suggèrent que l’efficacité du gouvernement est tombée de 82% en 2014 à 78% en 2019, tandis que le contrôle de la corruption est passé de 72% en 2009 à 64% en 2019. Ces problèmes sont aggravés par l’aggravation des perceptions de corruption, qui sont passées d’un sommet récent de 57 sur 100 en 2012 à 52 en 2019 (0 est très corrompu et 100 est très propre).

Inscrivez-vous à notre Newsletter

Évѐque de Port-Louis
  • Lundi à vendredi
    08h00 à 16h00

  • Tel: 208 30 68
  • Fax: 208 66 07
  • Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

  • 13 Rue Mgr-Gonin
    Port-Louis


Copyright 2022 | Le Diocèse de Port-Louis |  Terms and Conditions |  Privacy Policy

Brand online by Nova Interaction