Nous reproduisons ci-dessous l’interview que l’évêque de Port-Louis a accordé à La Vie Catholique pour son édition du 2 novembre 2024.
Le contenu des vidéos de Misie Moustass et la rencontre entre le Commissaire de police et l’évêque de Port-Louis ont suscité de nombreuses réactions de colère et de frustration. La parole à Mgr Jean Michaël Durhône, une semaine après ces évènements.
Revenons sur les événements de la semaine dernière… Monseigneur, pourquoi vous avez accueilli, le Commissaire de police à l’évêché ?
Comme mentionné dans le communiqué, j’ai rencontré le Commissaire de police, Anil Kumar Dip, à sa demande. Ce n’est donc pas l’évêque qui a fait une demande pour rencontrer le Commissaire de police, mais l’inverse. Et l’évêque, dans sa posture de pasteur, a la responsabilité d’accueillir tous ceux qui viennent vers lui, indistinctement de ce qu’ils sont, leur rang social, leur travail, etc. Bien sûr, je savais qu’elle était la situation dans laquelle nous nous trouvions à ce moment-là, mais mes collaborateurs et moi avons pensé que c’était quand même important de le rencontrer et de l’écouter.
L’enjeu était aussi la paix sociale. L’évêque, dans tous les pays du monde, prône la paix. Et au nom de cette paix, nous avons à nous engager à être en dialogue. Le pape François a une très belle formule qui dit : l’Église est faite pour dialoguer en toutes circonstances. Bien sûr, j’ai réitéré notre indignation par rapport à notre foi. Moi-même, comme évêque, j’ai été touché. Pourquoi la Vierge Marie me touche-t-elle particulièrement ? Quand j’étais enfant, ma mère m’a voué à la Vierge jusqu’à ma première communion.
Je suis conscient aussi de toute cette dévotion mariale (…). Par ailleurs, venant aussi d’une culture musulmane où Myriam occupe une grande place, je comprends également l’enjeu. Et quand la foi est touchée, l’Église dit sa posture, mais toujours en entrant en dialogue et dans le respect. Si nous regardons l’histoire de l’Église, nous n’avons jamais pris l’option de la violence verbale. Comme le dit Jésus, « celui qui utilise l’épée, périra par l’épée ». Donc, utiliser la violence pour résoudre un problème qui blesse notre foi n’est pas la solution. Dans quelle famille l’utilisation de la violence par rapport à un conjoint ou aux enfants a-t-elle résolu un problème et fait régner la paix ?
Là, nous parlons d’une société mauricienne multiculturelle et religieuse, avec différentes sensibilités. En toute circonstance, l’Église a le devoir de rechercher la paix. Dans tous les documents d’Église, c’est cela notre premier souci : chercher la paix dans la justice et la vérité, mais dans un esprit de travail pour la paix sociale. Mais pour qu'il y ait la paix, il faut aussi rétablir la justice.
Justement, par rapport aux circonstances de la semaine dernière, il y a eu beaucoup de reproches. C'était votre première grosse crise en tant qu’évêque. Comment vivez-vous tout cela ?
D’abord, dans une paix intérieure. Je dis souvent aux personnes qui me connaissent que quand j’ai dit oui le jour de mon ordination, j’ai dit oui jusqu’à ma mort. Je prenais cela très au sérieux, parce que je suis conscient que jusqu’à la mort et la résurrection, le chemin ne sera pas de tout repos. Devenir évêque, ce n’est pas une promotion (…), c’est un appel, une vocation, comme dit le cardinal Maurice Piat.
Par ailleurs, je suis d’avis qu’à chaque évêque, sa crise. Le cardinal Margéot, en 1969, a affronté les lendemains de l’Indépendance. Nous savons bien comment l’Indépendance n’a pas toujours été bien accueillie par tous. Et lui, il fait un grand Te Deum pour dire merci au Seigneur pour l’Indépendance (…) Il a ainsi pris pas mal de personnes à contrepied et sa démarche était incomprise par certains catholiques. Il n’y avait pas de réseaux sociaux à l’époque, mais si tel était le cas, comme moi, il aurait lui aussi eu des réactions négatives. (…)
Je crois cependant qu’il a eu un rôle prophétique. De même, le cardinal Piat, en 1993, arrive dans cette grande tempête du malaise créole. Il a dû gérer, et cela n’a pas été facile. Mais lui aussi a fait son chemin au sein de ces crises.
Moi, j’arrive à l’ère de l’hypermédiatisation avec ces nombreux médias, les réseaux sociaux, etc., avec leurs bienfaits mais aussi les difficultés que cela représente. Nous devons y naviguer, mais aussi travailler davantage notre communication… J’arrive au coeur même de tout ce bouillonnement politique et social.
Le mot crise, en grec, dit souvent, que c’est pour une plus grande croissance. Il faut lire les signes des temps ; qu’est-ce que cela nous dit de la réalité sociale qui parle aussi à notre foi ? C’est un acte de foi que de dire, bon, ces crises-là, je suis en train de les vivre – dans la communauté, l’Église à travers des prises de position, de l’incompréhension, des frustrations
– mais qu’est-ce que cela nous dit ? Si ces frustrations sont par rapport à des valeurs fondamentales que nous défendons et que cette crise peut nous faire avancer vers, par exemple, une société mauricienne encore moins communale, alors je dirai, prenons ce chemin. C’est un acte de foi et d’espérance.
Des membres de la communauté kreol ont été blessés par le contenu des enregistrements diffusés par Missie Moustass. Comment vous, qui vous êtes présenté comme l’évêque de tous les Mauriciens, vous situez-vous par rapport à ces enregistrements qui, s’ils se révèlent vrais, mettent en lumière un problème de racisme persistant à l’égard des kreol ?
Bien sûr, s’il s’avère que le contenu de cette bande sonore est authentique, et qu’il y a eu discrimination et injustice à l’égard de la communauté kreol, l’Église sera à ses côtés. (…) Toute autorité – État, Église et autorités civiles – aura à regarder ce problème en face, pour aller vers une paix sociale véritable, une société plus juste et fraternelle. Nous aurons à « tackle the issue », et balayer la poussière sous le tapis n’est pas une solution. Il faudra cependant avancer la tête froide.
Le 8 septembre, j’ai dit que je suis très heureux aujourd’hui que beaucoup de jeunes chrétiens, Créoles, s’intéressent au droit et à la Constitution. Le combat se mène aussi à ce niveau.
Des Martin Luther King, des Obama ou d’autres se sont levés, leur force a été d'incarner des personnes qui manient à la fois ce désir d’un bien pour une minorité, mais en veillant aux droits et à la justice.
C’est pourquoi, dans la Lettre pastorale, nous encourageons fortement des jeunes et des adultes à s’initier à la question de la Constitution. (…) Ça a commencé déjà et l’ICJM donne des formations. Il faut encourager les jeunes à faire des études de droit, car c’est ainsi aussi que nous arriverons à traiter ce problème en gardant la tête froide, et forts d’arguments solides.
En tant que chef de l’Église, vous avez une posture à tenir, une manière de gérer les dossiers, tout en ayant une vue globale des choses. Or, cela peut aussi donner l’impression que vous êtes pro-gouvernement…
Je ne peux pas empêcher les gens de penser ainsi. C’est ce qu’on appelle les perceptions. Or, les perceptions sont subjectives. (…) . Dans ma vie, c’est une chose que je réprime (…). Il faut que mon esprit et mon coeur soient ouverts pour pouvoir accueillir ce que la personne est. C’est ça qui donne aussi une certaine liberté. La grande force du Christ a été sa liberté. Il va manger avec les publicains, les pêcheurs. Il ne sait pas que ce sont des publicains, des pêcheurs ? Il va chez le centurion romain, force politique au pouvoir, qui domine son peuple. On ne l’a pas traité également de tous les noms ? L’évêque est un homme public et les perceptions sont beaucoup plus fortes. Je les accueille. En même temps, l’évêque n’est pas là pour être pour ou contre un État. On dit que l’Église est un partenaire responsable. Je ne finis jamais de dire ceci : la force de l’Église, c’est la force du dialogue. Dans toutes les circonstances face à un État, nous avons à dialoguer. Que nous ne coupions pas les ponts et que nous puissions parler ne veut pas dire que nous fassions copain-copain. Chacun doit être à sa juste place.
Je ne suis pas du gouvernement, et eux, dans notre institution. Mais nous sommes deux institutions et nous devons nous parler en vérité, dire les choses, tout en ayant une certaine retenue, bien sûr. Ça demande également un droit de réserve pour notre plus grand bien. C’est ce qui est dit dans la Doctrine sociale de l’Église.
Par exemple, un évêque qui rencontre un chef d’État ou un homme politique ne peut pas faire un compte-rendu détaillé de ce moment. C’est ce droit de réserve associé à ma posture qui n’est pas simple. Le peuple mauricien, dans sa sagesse, sait bien que nous ne pouvons pas faire autrement.
Maintenant, être en dialogue ne veut pas dire que nous disons oui à tout ! Mais on se fait comprendre et on explique aussi notre positionnement, sans le crier sur tous les toits.
Que pensez-vous de l’arrivée de Missie Moustass en cette période de campagne électorale et des enregistrements qu’il partage ?
Il y a une prudence à avoir. Dans toutes nos communications, nous disons toujours : si c’est avéré. (…) Maintenant, qu’est-ce que cela provoque dans une société ? Nous l’avons toujours dit, le tissu social mauricien, c’est un bien précieux et il ne faut pas jeter de l’huile sur le feu. Il y a un enjeu social. Comme disent certains qui ont connu cette violence de l’année 1969, ou de 1999, c’est tout un enjeu. Il faut reprendre cela, toujours la tête froide, pour ne pas se laisser gagner par des émotions qui conduisent à la violence et qui conduiraient à une troisième explosion sociale. Et nous savons bien qu’est-ce que ça a donné à chaque fois...
Il faut aussi s’interroger : où en sommes-nous avec cette mauricianité ? Cette manière de comprendre l’île Maurice, où tout le monde trouve sa place, où règne la méritocratie, le respect de chacun dans son identité ?
C’est pourquoi cette Lettre pastorale 2024, où je parle de l’éveil à la conscience politique et citoyenne, est fondamentale. Elle nous invite à lutter pour des questions de droit, de justice et de bien pour tous les citoyens mauriciens, mais d’une manière paisible, vraie, en utilisant les moyens juridiques ou cadres légaux. Cependant, s’il s’avère que le contenu des enregistrements est véridique, c’est très déplorable et dangereux pour notre société mauricienne.
Si ces enregistrements sont vrais, la mauricianité d’où vous parlez semble se porter très mal...
Dans toutes les communautés, indistinctement de leur rang social, il y a des prophètes qui se lèvent. Et j’espère qu’ils se lèveront à ce moment-là, pour pouvoir dire, même si nous sommes arrivés à cela, que nous croyons en cette mauricianité et que nous voulons travailler pour cela, même si ça nous coûte.
Quelqu’un a dit : Rosa Parks s’est assise dans un bus, au coeur même de la discrimination, pour qu’un jour se lève un Martin Luther King qui a marché. Et quand un Martin Luther King a marché, il y a un Obama qui a couru. Ce combat-là, a été mené dans une forme de nonviolence et a pu faire se lever des prophètes.
En Afrique du Sud, après 27 ans d’emprisonnement, Mandela devient président de la République et n’utilise pas son pouvoir pour régler ses comptes. Mais il fait une Commission Justice et Réconciliation et arrive à contenir ce pays pour ne pas tomber dans un bain de sang. C’est très important. À chaque fois, il y a eu des prophètes qui se sont levés. Un prophète, quand il le fait, ça peut lui coûter lui personnellement. Mais qu’est-ce qui est le plus important ? La cause à défendre, ou sa personne ? Pour moi, c’est la cause qui est plus importante.
On est à moins de deux semaines des élections. Auriez-vous un message, Mgr Durhône ?
Mgr Moura, Mgr André et moi-même, nous avons dit que le vote est un devoir sacré. Et nous maintenons cela. L’abstention n’est pas une option (…) L’Église n’est pas là pour donner des consignes de vote. Nous tiendrons cette posture-là année après année, mais nous ferons notre mission à travers, par exemple, la formation à la conscience citoyenne et politique, pour que les personnes aient des clés et des moyens pour pouvoir discerner et choisir selon ce qu’elles pensent être le mieux pour le pays.
J’espère que tout se passera dans un climat de paix. Depuis le 26 août, j’avais déjà demandé que nous ne tombions pas dans une forme de violence communale, verbale, et que nous gardions le cap sur l’enjeu de ces élections pour aboutir vers un bien commun pour tous les citoyens.
Martine Théodore-Lajoie
(Crédit Photo : La Vie Catholique)