Nous reproduisons ci-dessous l'interview que Mgr Jean Michaël Durhône a accordée à l'hebdomadaire Week-End.
Dans la première interview accordée à Week-End après votre nomination, vous aviez déclaré : je vais apprendre à devenir évêque. Six mois après, où en êtes-vous dans cet apprentissage ?
— J’avance. J’ai d’abord nommé les vicaires épiscopaux qui ont un rôle important à jouer et j’ai appris à travailler avec eux, à marcher ensemble avec eux. J’ai été très frappé par cette phrase du Pape François sur l’importance de marcher ensemble avec des personnes de différents horizons, réalités culturelles et religions pour pouvoir les comprendre. J’ai mis en place une structure de conseil qui détermine les missions des uns et des autres. On me demande souvent depuis ma nomination si je me sens écrasé sous le poids du fardeau de la mission qu’on m’a confiée. Ma réponse est la suivante : la responsabilité est grande, mais elle ne repose pas que sur mes épaules. Je ne suis pas seul, que ce soit dans la prise de décision ou dans l’orientation du diocèse, et par ailleurs, je suis un homme d’écoute, que ce soit les autorités du pays ou les simples citoyens, les catholiques ou ceux qui d’autres religions, d’autres contextes de vie. Avec ces rencontres et ces écoutes, qui débouchent souvent sur des partages, je suis en train de mieux découvrir mon pays.
Vous avez fait des nominations au sein de l’Église, en enlevant des responsabilités, en rétrogradant certains, comme au sein d’un nouveau gouvernement le chef nomme les ministres pour appliquer son programme. Quel est le vôtre ?
— Je ne pense pas que le mot rétrogradé soit justifié dans le contexte. Au sein de l’Église, des missions de responsabilités sont confiées aux prêtres et ils ne sont pas nommés à ces postes ad vitam æternam. Une mission doit être donnée pour un temps déterminé, aussi bien dans l’intérêt du prêtre à qui elle est confiée que de la mission elle-même. Les équipes évoluent selon les besoins et les capacités des prêtres et les demandes des paroissiens. En tout état de cause, le mot le plus important est “servir” tout en préparant l’avenir.
l Voici maintenant la question que l‘on doit souvent vous poser : est-ce que six mois après sa nomination, le premier Évêque mauricien non blanc a été accepté par l’ensemble de l’Église ?
— J’ai été frappé et touché de voir la foule — de tous les horizons culturels et religieux — qui est venue assister à mon ordination. Et ce, malgré une pluie battante. Au sein de l’Église — où règne une grande diversité culturelle — et en dehors, j’ai été accueilli avec affection. J’irai même plus loin pour répéter ce que j’ai dit dans mon message de Noël à la télévision : que j’ai le sentiment d’avoir été accueilli comme l’Évêque de tous les Mauriciens, pas que des catholiques. Et cela me touche énormément.
En parlant du message de Noël à la télévision, il semblerait que les relations Église-gouvernement se soient améliorées : vous avez reçu le directeur général de la MBC et votre message de Noël n’a pas été censuré. Mais il est vrai que vous avez évité d’aborder dans ce message des sujets polémiques. Est-ce que vous avez mis beaucoup d’eau dans votre vin, Monseigneur ?
— Si met tro boukou dilo, divin-la pou large ! (éclat de rire). Il y a dans Le Petit Prince de Saint Exupéry une phrase magnifique : “Si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre”. Apprivoiser, c’est apprendre à se connaître, à se découvrir. Je crois que c’est important de vivre un apprivoisement des uns et des autres, et pas seulement au niveau du directeur général de la MBC. Il faut prendre le temps de se connaître et de se comprendre, et privilégier le dialogue direct entre interlocuteurs en train de s’apprivoiser au lieu de rendre publics les différends. C’est comme dans un couple, il vaut mieux essayer de régler un problème par le dialogue et la compréhension au lieu d’aller tout raconter à ses parents et amis au risque de jeter de l’huile sur le feu. Je préfère une certaine forme de discrétion qui n’est pas une démission, mais une façon de prendre ses responsabilités en maintenant ses positions. En me réservant le droit de prendre la parole quand il le faudra. Je suis partisan de l’adage qui dit que pour aller loin, il faut ménager sa monture.
Tout en respectant votre désir d’apprivoisement, je vais aborder un sujet polémique. Les résultats des examens de fin du primaire, particulièrement ceux de l’Extended Program destiné à ceux qui avaient échoué au défunt CPE, sont catastrophiques. Que faut-il faire pour mettre fin à ce massacre ?
— Dans le passé, le Cardinal Piat avait déjà engagé une réflexion sur le sujet avec l’équipe du Bureau de l’éducation catholique. Dans un monde qui reconnaît l’intelligence multiple, nous avons à Maurice un système éducatif qui privilégie l’académique et ceux qui arrivent à passer les examens. On demande à l’élève de restituer ce qu’on lui a fait apprendre — souvent par cœur —, et on ignore ceux qui n’y arrivent pas. Depuis ma nomination, j’ai eu l’occasion de rendre visite aux écoliers — des écoles catholiques et gouvernementales — pour les écouter dire ce qu’ils pensent, espèrent et ont besoin de l’éducation. Il faut rencontrer et écouter ceux qui — élèves et enseignants — vivent le programme éducatif au quotidien. Il faut se mettre à l’écoute des enfants, ce que nous ne faisons pas suffisamment.
Au niveau de l’éducation catholique, nous sommes en train de mettre en place des rencontres avec les officiers du ministère et la ministre elle-même. Il faut réfléchir sur le type de pédagogie en tenant compte du fait que tous les élèves n’apprennent pas au même rythme, que certains prennent plus de temps que d’autres ou sont plus manuels. Il faut aller à la racine du problème qui commence au primaire — au Lower Primary —, les premières années d’apprentissage fondamental.
Est-ce qu’il existe une collaboration entre l’Église et le ministère sur le dossier éducation ?
— Nous sommes en train de créer, de construire des ponts en ce sens. Il faut créer un système qui offre à tous les enfants mauriciens qui ont fait les six ans de primaire d’avoir une base solide qui leur permette d’écrire, de lire, de calculer et surtout de raisonner pour pouvoir aller plus loin. Il faut reconnaître qu’il y a de grandes différentes entre les plans théoriques et la réalité pratique et agir en conséquence.
Le mois de décembre a été marqué par le paiement d’une série d’allocations, ce qui a créé un mouvement vers une consommation effrénée. Votre commentaire ?
— Je rejoins ce que l’Évêque anglican Monseigneur André a déclaré sur la frénésie de la consommation. En fin d’année on se dit qu’on a travaillé pendant des mois, qu’on a fait des efforts et qu’on peut se lâcher, vivre une autre réalité et consommer sans réfléchir. La consommation est entrée dans nos moeurs sur l’ensemble de la planète, et on n’y échappe pas. Mais il faut le faire de façon responsable et pensant aux mois qui vont venir après les fêtes. On peut consommer, en évitant de tomber dans la frénésie, et certains le font. Je note avec plaisir que beaucoup offrent des cadeaux écologiques, éducatifs, des cadeaux utiles. C’est une tendance qu’il faut encourager.
On parle moins de la progression de la drogue à Maurice. Est-ce parce que nous avons accepté que la drogue fait partie de notre quotidien ou est-ce qu’on ferme les yeux pour éviter d’aborder le sujet ?
— Le fait de moins parler d’un problème ne signifie pas que le problème n’existe pas, n’est pas en train de se développer. Nous suivons la situation de près et avec inquiétude l’évolution de cette situation, grâce à ceux qui travaillent sur le sujet au sein de l’Église et des ONG. Avant, le prix de vente du gandia et du brown sugar étaient élevés, donc pas à la portée de tous. La situation a évolué dans le sens inverse avec les drogues synthétiques qui sont moins chères, donc plus accessibles.
Le nombre de cas d’enfants agressant ou volant leurs parents pour pouvoir s’acheter leur dose quotidienne est en augmentation, comme le nombre des addicts. On peut se demander si la baisse des prix du synthétique n’est pas une manœuvre destinée à augmenter le nombre de consommateurs de cette drogue. Nous devons augmenter la sensibilisation, la conscientisation et l’information des jeunes aux dangers qui les guettent, mais nous devons aussi accompagner les parents dont les enfants sont des drogués. Car on l’oublie trop souvent, l’enfer de la drogue ce ne sont pas seulement les drogués qui le vivent, mais aussi leurs parents. Ils doivent subir toutes les conséquences de cette situation qui n’est pas de leur fait, mais également le regard de la société qui les rend responsables de ce qui est arrivé à leurs enfants. La société a malheureusement tendance à stigmatiser autant les drogués que leurs parents. Au lieu de les stigmatiser, de les juger, il faut au contraire les écouter, les aider à faire face à la situation.
Car ils sont, comme leurs proches, des victimes des trafiquants. Comme le Cardinal Piat l’a souvent dit : il faut faire une différence entre les trafiquants et les consommateurs de drogue. Il faut mettre en pratique la recommandation de la commission Lam Shang Leen qui préconise la création d’un programme de réhabilitation des drogués au lieu de les envoyer directement en prison. De manière générale, il est plus important de réhabiliter, d’accompagner les drogués à s’en sortir au lieu de les punir en les envoyant en prison.
Le début de ce nouveau siècle est marqué, au niveau mondial, par un regain de ferveur religieuse avec une importante touche d’intégrisme. Est-ce également le cas dans l’Église catholique de Maurice ?
— On remarque un regain de ferveur religieuse surtout autour de grands événements religieux, comme les grands pèlerinages, les ordinations. L’Église locale a mis au point, depuis quelques années, le projet Keoplas pour étudier le message du Christ, mais en l’adaptant — au niveau du langage, des technologies et outils de communication, des réseaux sociaux, entre autres — aux nouvelles réalités. Dont ce regain de ferveur religieuse.
Certains observateurs politiques internationaux trouvent que le Pape François a été moins vocal pour dénoncer la situation à Gaza que pour la guerre de la Russie contre l’Ukraine. Effectivement, on peut avoir l’impression qu’il est plus discret dans ses déclarations par rapport à ce qui se passe à Gaza depuis le 7 octobre…
— C’est une fausse impression. Le Pape s’est exprimé depuis le 7 octobre sur la situation à Gaza et, tout dernièrement encore, à l’occasion de la messe de Noël. Mais on oublie souvent que le Pape n’est pas que le chef de l’Église catholique, mais qu’il a aussi une dimension diplomatique internationale. Ce qui implique des consultations, des rencontres discrètes et des négociations au niveau diplomatique qui ne sont pas automatiquement révélées au grand public. Ce travail diplomatique est aussi, sinon plus, important que les déclarations publiques pour trouver une solution à la situation que vous avez évoquée.
Dans une de ses dernières communications publiques, le Pape François a fait publier un document autorisant les prêtres à bénir les homosexuels catholiques qui le souhaitent, hors liturgie. C’est-à-dire pas dans le cadre d’une des cérémonies codifiées de l’Église. Cette déclaration a suscité un tollé notamment de la part des évêques africains qui se disent choqués par son contenu. Avez-vous été choqué par la communication du Pape et la réaction de certains évêques africains ?
— Je n’ai pas été choqué par le contenu de la communication du Pape, qui rappelle et souligne que l’Église prône le mariage d’un homme et d’une femme qui est un point fondamental de notre religion. Attention : quand je dis fondamental, il ne faut surtout pas entendre fondamentaliste…
Mais vous jouez avec les mots, Monseigneur, comme un pro de la communication…
— Je vous ai dit que je suis en apprentissage. J’écoute et j’apprends de tous… même des journalistes. Cette relation entre un homme et une femme est donc fondamentale. Cela dit, nous sommes conscients qu’il existe aujourd’hui des situations dans lesquelles des personnes ont des orientations sexuelles différentes et ces personnes ont droit au respect de leur dignité. Si une bénédiction hors liturgie peut aider moralement et spirituellement une ou des personnes qui se trouvent dans cette situation, pourquoi la leur refuser ? D’autant plus que Jésus-Christ est un Dieu d’amour et que cet amour dépasse les frontières de l’Église. Le synode de Maurice a beaucoup mis l’accent sur la question de l’accueil. C’est-à-dire comment mettre les personnes à l’aise, en étant fidèle à notre idéal de vie tout en souhaitant faire progresser notre foi — même si elles vivent d’autres situations humaines que les nôtres. Cela dit, je comprends la réaction de certains évêques africains due essentiellement à des réalités de vie et de cultures très précises que nous ne connaissons pas. Il ne faut pas oublier que nous sommes façonnés par nos situations de vue et nos réalités culturelles.
C’est la première interview de l’année, et après avoir fait le bilan de 2023, abordons les souhaits pour 2024. Quelles sont les vôtres pour cette nouvelle année ?
— Je l’ai déjà dit : je suis très frappé par le nombre d’accidents de la route mortels, d’autant que, dans beaucoup de cas, nous assistons aux conséquences humaines de certains de ces accidents sur les réseaux sociaux. Au lieu de la fête attendue, on a eu droit au deuil, aux larmes. C’est pour cette raison que j’insiste sur le fait que quand on prend le volant, on a la responsabilité de sa propre vie et de celles de ceux qui sont dans la voiture, mais aussi de celle de ceux qui sont sur la route.
Je me demande s’il ne faudrait pas revoir les lois pour les rendre plus sévères pour les conducteurs sous l’influence de l’alcool ou de la drogue qui peuvent détruire leurs vies, mais aussi celles des autres conducteurs qui peuvent croiser leurs routes. C’est une énorme responsabilité dont on ne semble pas être conscients ! C’est pour cette raison que j’ai insisté sur ce sujet dans mon message de Noël. La sensibilisation autour de la sécurité routière sera un des thèmes sur lesquels l’Église reviendra et insistera au cours de 2024.
Quelle sera votre deuxième priorité pour 2024 ?
— L’éducation. Comment faire, comment nous organiser, comment accompagner les ONG et les autorités dans cette démarche consistant à aider les enfants mauriciens à mieux s’intégrer et profiter du système éducatif ? Je pense surtout aux enfants en situation d’échec, parce qu’ils n’arrivent pas à intégrer le programme, à le comprendre, ces enfants que nous ne pouvons pas, que nous ne devons pas considérer comme la cinquième roue de la charrette, celle qui est inutile.
Ces enfants ont autant de capacités que les autres, sont autrement intelligents, même s’ils ont plus lents. Ils ont une dignité que nous devons respecter. Ils ne seront pas des lauréats au niveau académique, mais nous devons leur donner les outils pour leur permettre de devenir des lauréats dans leur vie.
Les « vrais » lauréats vont apprécier…
— Je ne suis pas en train de critiquer les lauréats. C’est bien de pouvoir apprendre, de développer ses capacités et de passer des examens haut la main. On a besoin de cette catégorie d’étudiants dans le pays. Mais on a également besoin des autres catégories d’étudiants qui doivent bénéficier de mêmes attentions, aides et programmes éducatifs pour développer leurs capacités, apprendre à se prendre en charge et réussir dans leur vie en s’intégrant dans la société. Pour avancer, le pays a besoin de tous ses enfants.
Et au niveau de l’Église, qu’elle est votre priorité pour l’année qui commence ?
— Nous devons aller vers un renouvellement.
Mais est-ce que votre nomination n’est pas le symbole même d’un renouvellement ?
— Certes, mais je parle de renouvellement en pensant essentiellement au niveau paroissial et à ses réalités. Nous devons prendre le temps de nous pencher sur l’avenir de notre Église afin qu’elle puise mieux servir la société mauricienne. Nous devons réfléchir, discerner, écouter et dialoguer avant de prendre des décisions.
Quel est votre souhait personnel pour terminer cette interview ?
— Je prie pour le pays, pour la République dans son ensemble : Maurice, Rodrigues, Agaléga et les Chagos, pour plus de vivre-ensemble.
Vous trouvez qu’il n’y a pas assez de vivre-ensemble au sein de la république ?
— Il existe, mais nous pouvions l’améliorer et le rendre plus fort, plus vivant, plus vibrant encore. J’entends parfois dire que le communalisme et le racisme sont ancrés dans l’âme du Mauricien. Ce n’est pas vrai. Il ne faut pas oublier une chose fondamentale : nous sommes tous venus d’ailleurs, et personne n’a plus de droits qu’un autre de se dire Mauricien. Nous sommes tous des descendants d’émigrés, de déracinés qui se sont enracinés ici dans le cadre du vivre-ensemble indispensable. Nous devons éviter les sujets qui peuvent diviser et aller contre le vivre-ensemble. Je sais que 2024 sera l’année des élections…
C’est vous qui abordez le sujet…
— Mais évidemment, puisqu’il me concerne, comme il concerne tous les Mauriciens. Nous pouvons vivre ce temps des élections comme un moment pour revoir notre responsabilité de citoyens et l’assumer.
Cette responsabilité veut dire qu’il faut encourager le Mauricien à aller voter alors que les sondages annoncent qu’au moins un tiers de l’électorat dit ne pas avoir envie d’aller faire son devoir civique ?
— Le droit de vote est un droit fondamental, qui a été acquis après de longues luttes. On l’a oublié, mais jusqu’à la moitié du siècle dernier, le droit de vote n’était pas accordé à tous les Mauriciens. Voter est une responsabilité que le citoyen doit assumer. Tout comme il doit assumer les conséquences de ne pas avoir usé de son droit de vote. Je terminerai en souhaitant une bonne année aux Mauriciens et en leur demandant d’aller accomplir leur devoir civique, quand il le faudra.