Nous reproduisons ci-dessous une interview du père Jean Claude Véder, un des fondateurs d’Affirmative Action (AFAC), publiée dans l'Express du 18 mars 2023. Le père Véder revient sur l’incident de la chanson raciste entonnée par les élèves du collège Royal de Curepipe (RCC), le jour de la proclamation des résultats de Higher School Certificate, qui traduit selon lui, un mal social plus profond, celui d’un ‘communalisme’ institutionnalisé, qui se pratique ouvertement de nos jours. Il est inquiet de l’exode d’un grand nombre de jeunes et de familles, qui sentent qu’elles n’ont plus d’avenir à Maurice, où tout est organisé, dit-il, pour favoriser une communauté au détriment des autres.
Pourquoi avoir maintenu votre manifestation du vendredi 10 mars alors que le recteur du collège Royal de Curepipe vous a reçus et s’est excusé par voie de lettre ?
Il faut remonter au samedi 4 mars. Je reçois l’article du Mauricien sur Whatsapp faisant état de cette vidéo qui montre des élèves du RCC entonnant une chanson raciste. Le lendemain, j’en parle lors des trois messes que je célèbre. J’y exprime mon indignation et je demande si on va encore se taire. J’envoie l’article aux membres d’Affirmative Action (AFAC). Et le vendredi de la semaine qui suit, nous déposons la lettre au recteur et nous adressons cette lettre au ministère de l’Education en réclamant des sanctions car nous n’admettons pas que dans une chanson, quand il est question de certaines communautés, on fasse référence à la nourriture alors que pour une autre, on fasse référence à une partie de son corps. C’est après que j’ai appris que cette chanson est chantée telle quelle depuis plus de dix ans. Cela signifie que plusieurs personnes l’ont entendue et n’ont pas jugé bon de la dénoncer.
Qu’est-ce qui fait que l’on étiquette une communauté comme une qui vend son corps, qui se prostitue ? Nous avons certes été bien reçus par le recteur, qui est venu nous accueillir à la porte du collège, qui nous a fait entrer dans son bureau et qui nous a écoutés lorsque nous avons exprimé notre point de vue. Cette rencontre a été correcte et cordiale mais à un moment donné, je n’ai pas du tout apprécié car le recteur a dit qu’il ne comprenait pas l’expression «vann lapo fes» et qu’il l’interprétait comme «ça coûte la peau des fesses.» Je lui ai conseillé d’aller consulter le dictionnaire en kréol morisien du professeur Arnaud Carpooran.
Vous estimez que c’était une excuse bidon ?
Oui, je le crois, exactement comme la lettre d’excuses non signée. Quand je lui ai fait remarquer qu’il n’avait pas signé la lettre, il m’a dit qu’il aurait fallu qu’il demande aussi aux enseignants et à la Parents Teachers Association de la signer. J’ai répliqué qu’il représente l’entité légale de son collège comme moi je suis responsable de ma paroisse et je dois répondre lorsqu’il y a un problème. Je le crois sincère quand il dit qu’il a essayé de stopper ce chant. Dans ce cas-là, je ne doute pas de sa bonne foi. Mais venir aussi demander pourquoi les quelque 20 journalistes présents ce jour-là n’avaient pas relevé cette forme de discrimination, c’est transférer sa responsabilité sur le dos des journalistes. Or, c’est lui le recteur de l’école.
Ne croyez-vous pas que les élèves ont chanté cette chanson sans réfléchir à la portée de ses paroles ?
Je crois qu’en disant cela, quelque part, on essaie d’épargner les élèves car on considère qu’ils sont l’élite du pays. Mais si à 18 ans, les jeunes que l’on forme et qui s’apprêtent à aller à l’université n’arrivent pas à faire preuve de discernement, on a alors raison de s’inquiéter de cette jeunesse-là. Est-ce que notre système d’éducation permet à nos jeunes de pouvoir réfléchir ou fabrique-t-on seulement des grosses têtes ? Qu’est-ce qu’il y a derrière tout cela ? Est-ce que nos jeunes ne sont pas victimes d’un système bien ancré en nous, qui repose sur le compartimentage des communautés ? Est-ce que le racisme n’est pas ancré dans notre société mauricienne ?
Un ami touriste, qui a pris un taxi, m’a rapporté qu’il a été surpris que le chauffeur, qui n’était pas un Créole, lui dise que les Créoles à Maurice sont pauvres, paresseux, qu’ils ont tous les vices, pour reprendre l’expression dénigrante à leur sujet «zot nek konn amize, bwar, diverti.» Est-ce que les jeunes ne rentrent pas dans ce système-là et ne se laissent emporter ? C’est encore plus grave s’ils répètent des paroles sans en comprendre le sens.
Je suis, par exemple, étonné du silence du Head Boy. Est-ce que le Head Boy n’aurait pas dû prendre la parole ou encore le Students’ Council ? Ce Head Boy n’a-t-il pas été l’organisateur de cette ‘fête’ ? Le fait qu’il ne dise rien ne le rend-t-il pas complice du silence et de la discrimination ? Ce Head Boy doit aussi assumer sa responsabilité.
La journée sportive du RCC a été annulée, de même que le jour de congé pour les lauréats. N’est-ce pas une sanction suffisante ?
On met trop de choses dans le même panier et ce n’est pas juste. En même temps, je reconnais que c’est délicat. Comment on va faire pour identifier et désigner les élèves coupables ? Quand je vois le silence des politiciens alors que certains, toutes communautés confondues, sont venus me voir pour me dire qu’ils sont d’accord avec la protestation de l’AFAC mais qui sont incapables de venir le dire publiquement de peur d’être mal vus par la communauté hindoue et de perdre des votes, je me dis que le mal est plus profond.
Cet état des choses me désole. C’est un mal plus profond qui touche notre pays et qui me fait peur. Le pire est que dès que nous avons pris position parce qu’on a insulté la communauté créole, on nous accuse d’être des fauteurs de trouble, de ne pas aimer la société mauricienne, d’avoir été contre l’Indépendance alors qu’aujourd’hui, on veut manger notre part du gâteau, et bien d’autres balivernes. Or, notre réaction est une réaction qui aurait dû être comprise objectivement. Aujourd’hui, c’est un communalisme ouvert qui se pratique.
Que faut-il faire pour juguler ce mal ?
C’est un mal social. Tout est organisé pour favoriser une communauté au détriment des autres. Pourquoi faut-il qu’il y ait toujours à la tête de ce pays un Premier ministre Vaish et que tous les partis politiques pensent de même ? Pourquoi ce découpage électoral qui va favoriser une communauté au détriment des autres ? Pourquoi les partis politiques alignent-ils des candidats en fonction des différentes composantes de l’électorat ? Pourquoi ya- t-il si peu de Créoles dans la Fonction publique ?
J’ai vu une Créole au ministère de la Sécurité sociale et elle y est comme un oiseau rare. Et quand on le dit haut et fort, on entend la même rengaine : les Créoles ne sont pas qualifiés. Or, cela traduit bien un racisme systémique, comme l’a déjà dénoncé le père Jean-Maurice Labour. Il y a à Maurice un racisme systémique bien institutionnalisé qui va bénéficier à certains seulement et cette situation est bien grave. Je me demande si ces jeunes du RCC ne font pas que répéter ce qui est ancré dans la société.
Ils ne pensent même pas à questionner ces paroles en se demandant si celles-ci se vérifient dans la pratique. S’ils y avaient réfléchi, ils auraient modifié les paroles en mettant toutes les communautés sur le même palier ou indiqué l’aspect culinaire pour toutes les communautés du pays.
Quelles sont vos attentes désormais ?
On attend d’avoir une réponse. Nous avons demandé une enquête et des sanctions et nous ne sommes pas satisfaits de la lettre anonyme et non signée par la direction du RCC. Est-ce que les élèves ne peuvent simplement pas venir de l’avant et dire objectivement «Oui, nous avons fauté, oui, on s’excuse et on ne fera plus jamais ça. On va composer d’autres chansons et trouver des paroles plus valorisantes». Est-ce si difficile à dire ? Je trouve le silence du Head Boy inquiétant.
Vos propos indiquent une inquiétude pour l’avenir du pays. Est-ce le cas ?
Il suffit de voir l’exode des jeunes. De nombreuses familles (plusieurs d’entre eux dans la quarantaine, voire la cinquantaine, qui ont des enfants d’une dizaine d’années) viennent me voir et me disent qu’elles sont inquiètes par ce qui se passe dans le pays. Elles disent qu’il n’y a plus d’avenir à Maurice et qu’en émigrant, elles sont assurées que leurs enfants auront une bonne éducation et un travail basé sur leurs mérites. Et le père de famille émigre et puis, il fait sa femme et ses enfants le rejoindre.
Quand je vois comment la communauté créole excelle à l’étranger et qu’ici, on dit que les jeunes créoles ne veulent pas apprendre, je suis capable de citer des dizaines de jeunes créoles qui excellent. Le problème est qu’on veut d’une élite et on ne fait pas place à l’excellence. L’élite ne touche que quelques-uns alors que l’excellence touche tout le monde.
Quel est l’état de la discrimination à Maurice depuis qu’AFAC existe voilà six ans ?
Elle s’est détériorée. C’est clair et on vit dans un climat où l’on ne se sent pas en sécurité. Je vous partage deux choses, l’une que j’ai déjà mentionnée et l’autre pas encore. Lorsque la délégation d’AFAC, soit trois prêtres, a été reçue par le recteur du RCC, deux policiers ont frappé à la porte à deux reprises et l’ont ouverte en demandant : «Recteur, tou korek la ?» J’ai dû dire que nous sommes des prêtres, en l’occurrence des êtres pacifiques et leur demander s’ils pensent que nous allons agresser le recteur ?
De plus, j’ai eu vent que le National Security Service surveille mes faits et gestes. Je sais que ces policiers ne font qu’exécuter les ordres. Or, cela ne me fait pas peur et cela ne m’arrêtera jamais.
Quelle est la prochaine étape pour l’AFAC relativement à cet incident du RCC ?
Nous donnons du temps à ceux à qui nous avons adressé la lettre pour nous répondre comme nous l’avons fait pour la Mauritius Broadcasting Corporation. Mais au final, il y a un sentiment d’impuissance car malgré tout ce que nous essayons de démontrer, nous avons l’impression que nous crions dans le désert.
Nous ne sommes ni écoutés ni entendus car beaucoup se sont enfermés dans des bulles bien verrouillées et le message qu’ils envoient c’est : «kontigne koze twa, nou pou fer seki nwenvi.» C’est cela mon sentiment d’impuissance. Mais si je réagis c’est parce que mon peuple souffre et que je souffre avec lui. Je n’ai pas d’agenda politique politicienne. Ma démarche est citoyenne et elle est encore plus large parce que nous vivons dans cette société.